SIGOGNE ET LES ACADIENS

Les Acadiens ré-établis au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse (Canada) à la suite de l'infâme Déportation (1755-1763) n'avaient pas encore réussi, à la fin du 18e siècle, à obtenir un prêtre réellement permanent parmi eux. Le soutien moral et la direction spirituelle relevant de leur religion et de leur prêtre étaient aussi essentiels à leur survie que les besoins matériels. Après plusieurs années d'insatisfaction sur le plan pastoral, ces Acadiens enfin reçoivent le prêtre qu'ils souhaitaient: un prêtre français, relativement jeune, courageux, probe et déterminé.

"J'ai eu le bonheur de confesser la foi devant les peuples et les tribunaux et j'ai souffert la perte de tout bien temporel, la privation de mes parents, de mes connaissances, et de mes amis. J'ai de plus souffert l'exil pour la foi, gloire et grâces en soient jamais rendues à Dieu."(1)

Ordonné prêtre en France en 1787, Jean Mandé SIGOGNE (né le 6 avril 1763) a aussitôt été nommé vicaire à Manthelan, dans le diocèse de Tours. Pendant quatre ans, il exerce le ministère sacerdotal dans cette paroisse. C'est surtout vers la fin de 1791 qu'ont commencé ses tracas avec les républicains et la Révolution française (voir aussi un sermon de Sigogne sur les maux de la Révolution française). Les convulsions politiques de cette Révolution se sont déclenchées à proprement parler en 1789, mais c'est plutôt à partir de l'été 1790 qu'ont débuté les complications pour le clergé en général et pour Sigogne en particulier.

La Constitution civile du clergé fut le principal facteur conduisant aux graves conflits du clergé avec les républicains. Elle visait à subordonner étroitement l'Église catholique romaine à l'État et elle voulait appliquer résolument le principe de la souveraineté de la nation à la désignation des autorités religieuses. Cette Constitution provoquait des conséquences des plus sérieuses au clergé voulant demeurer fidèle à son sacerdoce et témoigner de son attachement à Rome. C'est le cas surtout de Sigogne qui voyait désintégrer les fondements même d'une société catholique où il avait cru jusque-là pouvoir exercer son sacerdoce. Liberté de conscience, droit du citoyen d'adhérer à la religion de son choix, déclaration des droits de l'homme et du citoyen, toutes ces modifications fondamentales à la société française de l'Ancien Régime plongent Sigogne dans un profond conflit non seulement avec lui-même mais encore avec les autorités républicaines. Sur le plan de sa conscience religieuse et sacerdotale, le jeune prêtre ne pouvait plus tolérer l'affront fondamental que lui faisait la Révolution. Fort de ses ardentes convictions à l'endroit de l'Église catholique romaine, il demeure stoïque dans son engagement de baptisé et dans ses promesses sacerdotales de fidélité au pape. Cela lui coûte bien des sacrifices personnels. Il doit abandonner son ministère sacerdotal, sinon clandestinement, et il finit par s'exiler à l'été 1792 à Londres, Angleterre, refuge de quelque milliers d'émigrés français, la plupart ecclésiastiques échappant, comme lui, aux atrocités de la Révolution.

"Indeed I lay now under a double obligation of gratitude to the benevolence of the English People. I had first experienced it, with many French Ecclesiastics, not without admiration, when the terrible and cruel revolution of France forced me to take refuge in England. And I do again on this melancholy occasion for the second time, with no less astonishment for its greatness and as much gratitude as being extended not only towards me, but towards our destitute folks."(2)

Il présageait bien les séquelles tristes et pénibles de cet exil: la séparation de ses ouailles, de ses parents et amis, et de sa patrie bien-aimée, l'incertitude d'un pays étranger, le problème de survie dans un pays où l'exercice du sacerdoce catholique et en langue étrangère était peu prometteur, et quoi encore. Bien que ce pays ait été à plusieurs reprises l'antagoniste obstiné de la France en temps de guerre, il témoigne pourtant d'une hospitalité remarquable envers ces malheureux émigrés. Il fait preuve d'autant de commisération humanitaire qu'il lui était possible dans les circonstances, allant même jusqu'à payer une obole de deux à quatre guinées aux exilés dans le besoin. Dans l'ensemble cela était, cependant, grandement insuffisant pour faire vivre cette masse de réfugiés français qui ne pouvait réellement pas vivre de leur sacerdoce en un pays étranger de religion protestante. En résumé, Sigogne a vécu sept ans en Angleterre d'où il est parti le 16 avril 1799 dans l'espoir de reprendre la pratique de son ministère sacerdotal, cette fois en Acadie (Nouvelle-Écosse). Durant son exil en terre britannique, il s'est adonné à des besognes journalières, à des oeuvres de charité et d'éducation dans la mesure où le lui permettaient les circonstances de l'époque.

Du côté occidental de l'Atlantique, les Acadiens souffraient encore des séquelles de la Déportation, lancée par les Britanniques en 1755: de nombreuses familles démembrées, tous dépossédés de leurs terres et de tous leurs biens, et environ 10 000 des 14 000 Acadiens expatriés principalement dans les colonies britanniques sur la côte atlantique depuis la Massachusetts jusqu'à la Georgie. À partir de la fin des hostilités, en 1762, la menace que représentaient les Acadiens toujours présents en Nouvelle-Écosse eut tendance à s'atténuer: "Le résidu de cette société désintégrée, [...] soumis à une réglementation appropriée pourrait être transformé en membres utiles de la société,"(3) dit-on. C'est en vertu d'un tel principe que, progressivement, les déportés ont été autorisés à élire à nouveau domicile dans leur ancienne Acadie. Ceux qui échappèrent vivants à la Déportation, ceux qui furent libérés des prisons et ceux qui réussirent à revenir dans leur province natale, tout ce peuple anéanti et abattu tenta de s'établir bon gré mal gré sur les terres moins fertiles des provinces maritimes.

Ce "grand Dérangement" provoqua des changements irréversibles et marquants chez ce peuple; l'une de ces séquelles fut l'établissement d'un certain nombre d'Acadiens au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. En 1768, Joseph Dugas établit à Grosses Coques (4) les premiers éléments de ce qui allait devenir la Ville française de la Baie Sainte-Marie (5) dans le comté actuel de Digby, et c'est vers la même époque que sont fondés les villages acadiens du comté actuel de Yarmouth. (6) Tous ces villages constitueront en fin de compte le champ d'apostolat de l'abbé Jean Mandé Sigogne. De surcroît, pendant près d'un demi-siècle, ces Acadiens démunis et illettrés furent, bien involontairement, privés de services pastoraux, ainsi que des autres services dont ils disposaient normalement avant la Déportation. La présence sporadique de missionnaires itinérants, le plus souvent de langue anglaise, s'avérait impuissante à satisfaire leurs besoins religieux les plus élémentaires, aussi bien que ceux qui étaient relatifs à leur instruction rudimentaire.

Endurcis par les guerres franco-britanniques et par l'épreuve de l'exil forcé dans le plus grand dénuement, ces Acadiens désorientés et sans guide, rejetés et apatrides, perdent peu à peu les fondements moraux de leur religion et adoptent des comportements sociaux étrangers aux moeurs chrétiennes. C'est à Sigogne que revient alors la lourde tâche de ramener ce troupeau au bercail. C'est un homme décidé, à la fois sévère et intransigeant, et d'une grande générosité. Son ministère est caractérisé par de nombreuses et incessantes difficultés, et jalonné de différends sérieux qui le tourmenteront d'ailleurs durant la plus grande partie de sa vie. Animé, cependant, d'un zèle ardent et désintéressé ce prêtre aura inlassablement recours à toutes ses ressources personnelles pour poursuivre son apostolat conformément aux règles de l'Église et aux ordonnances de son évêque. En dépit des obstacles rencontrés et des tracasseries auxquelles son peuple l'exposa, il réussit à susciter l'admiration et le respect, non seulement des siens, mais aussi, et surtout, des autorités anglaises de la province. Il servit dévotement et fidèlement les Acadiens pendant 45 ans, comme pasteur providentiel, comme bâtisseur d'églises et d'écoles, comme éducateur et comme défenseur de leurs droits civils.

Les deux grandes paroisses (Sainte-Marie et Sainte-Anne) de ce courageux missionnaire étaient composées de petits villages reliés uniquement par de grossiers sentiers, souvent impraticables en hiver surtout, dans les bois. En général, ces Acadiens avaient de grandes familles et l'occupation principale était la survie de la famille en pourvoyant aux besoins les plus fondamentales des membres. Les loisirs étaient peu nombreux, sinon les célébrations entourant certaines fêtes liturgiques ou certaines occasions, comme les noces et les enterrements. Le troc maritime avec les îles caraïbes avait comme résultat l'obtention, légale ou non, de boisson alcoolique parmi ces gens. Aussi, les habitants de ces villages descendaient souvent d'ancêtres communs, ce qui rendait impraticable le choix d'un conjoint ou d'une conjointe en dehors de la famille étendue.

La combinaison de toutes ces composantes rendait particulièrement malaisée la tâche du curé qui voulait à tout prix tenir son peuple en conformité aux principes de l'Église catholique. Le jeune prêtre a vite pris conscience du caractère, des manières sociales et du comportement de ses paroissiens, et il a utilisé moult stratégies pour obvier aux défauts qu'il considérait contraires aux bonnes moeurs et inacceptables parmi un peuple chrétien. Le caractère intransigeant de l'un et l'entêtement enraciné des autres ont produit des différends et des tensions parfois acariâtres de part et d'autre. Malgré tout, le pasteur a été en définitive singulièrement apprécié de ses ouailles et leurs descendants lui ont témoigné un souvenir très honorable. Par son comportement sacerdotal édifiant et par la force convaincante de ses instructions, ce vaillant missionnaire a réussi à implanter chez ces Acadiens une pratique religieuse systématique et il a développé chez eux un plus grand sens civique.

Alors qu'il était encore curé de la paroisse Sainte-Marie, Jean Mandé Sigogne est décédé dans la sacristie de son église à Pointe-de-l'Église (Nouvelle-Écosse), le 9 novembre 1844. Il était âgé de 81 ans.

(1) Texte de Sigogne, in Registre de la fabrique de Sainte-Marie, de 1799 à 1811, Paroisse Sainte-Marie, Diocèse de Yarmouth (Nouvelle-Écosse), folio 28.(reprendre à 1)

(2) Public Archives of Nova Scotia, Sigogne à Son Excellence T. Kempt, gouverneur de la Nouvelle-Écosse, s.d., vol. 229, #87. Cette lettre de remerciements est sans doute écrite après le grand feu de 1820 à la Baie Sainte-Marie.(reprendre à 2)

(3) Guy Frégault, "La déportation des Acadiens", Revue d'Histoire de l'Amérique française 8/3 (1954) pp. 349-350. Voir aussi Thomas B. Akins, "Extract from the minutes of the Proceedings of the Lords Commissioners of Trade and Plantations, December 3d, 1762.", Public Documents of the Province of Nova Scotia, Halifax, N.S., Charles Annand, 1869, pp. 337-338.(reprendre à 3)

(4) Petit village à la Baie Sainte-Marie dans le comté de Digby, Nouvelle-Écosse.(reprendre à 4)

(5) Placide P. Gaudet, "La Pointe-à-Major, berceau de la colonie de Clare", L'Évangéline (18 juin 1891).(reprendre à 5)

(6) Joan Bourque Campbell, L'Histoire de la paroisse de Sainte-Anne-du-Ruisseau (Eel Brook), Yarmouth, Éditions Lescarbot, 1985, p.13 ; et Clarence J. d'Entremont, Histoire de Wedgeport, N.-É., s.é., 1967, p. 6.(reprendre à 6)

Aller à la bibliographie.

Page d'accueil

pour écrire à l'auteur de cette page.